PIRONI L'OVNI

Par Eric  BHAT

Pour moi, comme pour mes camarades de lycée Pierre Gaston et Xavier Chimits qui devinrent ensuite de fameuses plumes automobiles, cela ne faisait aucun doute. Les pilotes palois Maxime et Philippe Bochet deviendraient champion du monde de F1 plusieurs fois chacun. Et peut-être même le jeune Raymond, si habile sur sa Mobylette et ses skis, rejoindraient-ils ses frères au départ des Grands Prix. Voilà pourquoi au milieu des années 70 j’ai d’abord considéré Pironi comme un adversaire presque personnel. Car Maxime, intégré à la prestigieuse armada Elf de Formule Renault qui menait tout droit à la F1, avait eu un jour d’inter- saison cette étrange prophétie : « Il y en a un seul que je craigne, c’est Didier Pironi ». C’était rudement bien vu. Maxime ne dépassa pas le stade d’une fort méritoire 5e place en Formule 2 à Nogaro, tandis que Philippe obtint une jolie 2e place à Pau derrière Beltoise, à l’issue d’une fantastique course de Production. De son côté, Pironi parvint en 1978 en Formule 1. C’est là que je le retrouvais. Monté à la capitale de mon Béarn natal, je consacrais alors un peu d’encre et de papier au monde coloré des Grands Prix. Les anecdotes sur Pironi datant de la F. Renault décrivaient une jeunesse tumultueuse. Avec son cousin terrible José Dolhem, dont on apprit plus tard qu’il était en réalité son demi-frère, ils empruntèrent la Dauphine maternelle pour partir à la chasse au sanglier en forêt  de Sologne, prenant le soin d’ajouter une carabine 22 long rifle à leurs bagages. L’ennui, c’est qu’ils avaient 14 et 12 ans ou quelque chose comme ça, et que la maréchaussée les intercepta à un péage d’autoroute. C’est ce que l’on racontait en boucle sur les paddocks de Formule Renault. Une période durant laquelle Pironi faisait l’admiration générale en se comportant déjà en grand professionnel. Redoutable tigre au volant, il se muait en ingénieur entre les courses, inventant à l’envi toutes sortes d’ailerons et de barres anti-roulis révolutionnaires. Dès que je l’ai côtoyé, j’ai toujours apprécié Didier Pironi. Je n’oserais pas parler d’une amitié, mais d’une certaine complicité. Le photographe Bernard Asset et moi, nous nous dépensions sans compter pour remplir les pages de Grand Prix International. Face à nous, il y avait des géants. Le mensuel Formule 1 réunissait notamment José Rosinski, journaliste au sommet de sa gloire, l’immense photographe Manou Zurini, l’ancien journaliste de Paris-Match Jean Tesseyre. Ils bénéficiaient apparemment de gros moyens. Bernard Asset et moi, qui n’avions pas encore de poil au menton, faisions figure de pieds nickelés avec les trois bouts de ficelle que nous accordait Michel Hommell, notre patron bien-aimé. Nos efforts ne passèrent pas inaperçus. Jean-Dominique Noilhac, qui présidait aux destinées du mensuel Formule 1, ne tarda pas à me faire les yeux doux. Histoire de m’en mettre plein la vue, il m’invita à dîner dans son bel appartement de Neuilly, avec Rosinski, Zurini, Tessseyre… et Didier Pironi.  Lequel buvait du petit lait lors de cette rencontre car Noilhac ignorait que je connaissais Didier depuis longtemps. Dans le hall de l’immeuble, au moment de se séparer, Didier me glissa discrètement à l’oreille : « Il est toujours important d’être contacté par la concurrence. Voilà en tout cas la preuve que Bernard et toi, vous travaillez superbement à Grand Prix International ! Tu devrais y rester ». Ce tutorat me flatta. Bien qu’il fût fort tard, j’avais des petites ailes dans le dos en rentrant me coucher dans la méchante chambre que je louais Place de la République. Je m’y sentais ce soir-là comme un roi. La carrière de Didier en F1 est connue de tous. Ses exploits chez Tyrrell puis Ligier lui ouvrirent les portes de la Scuderia Ferrari. Jusqu’à cette année 1982 où toutes sortes de phénomènes extraordinaires lui fixèrent rendez-vous. Il mena la rébellion en Afrique du Sud, figurant parmi les initiateurs de la grève des pilotes contre la dictature des patrons d’écurie. Il vécut un amour fou en rencontrant Véronique Jannot, grande copine de Jacqueline Beltoise. Inutile de raconter combien la liaison entre le pilote et l’actrice fit jaser le petit milieu de la F1. Puis Didier se brouilla de façon spectaculaire avec son coéquipier Villeneuve, Qui se tua la course d’après. La couronne mondiale parut bientôt promise au français. Cette gloire toute proche se transforma en calvaire, quand Didi s’envola à Hockenheim en heurtant la Renault d’Alain Prost. En revenant au sol, il se fracassa les deux jambes. Adieu veaux, vaches, Grands Prix et titre mondial. Pironi était  perdu pour la F1. Prost était blanc comme un linge en revenant au motor-home Renault où j’officiais en tant qu’attaché de presse. Une fois de plus, Pironi jalonnait mon chemin. Que croyez-vous qu’il fît ? Il revint. D’abord discrètement. Je le revois dans la folie du podium à Dijon l’année d’après. Il marchait sur des cannes anglaises, un fixateur sur une jambe, d’énormes bandages sur l’autre pied. Il aurait suffi qu’il glisse sur des graviers, sur une zone humide ou qu’il soit bousculé dans la foule, pour compromettre sévèrement sa guérison. Il le savait. Mais il vint quand même, infligeant un pied de nez à son infortune. « J’avais trop envie de te revoir ! » railla-t-il lorsque nous nous croisâmes. Puis il revint au plus haut niveau, forçant encore et toujours la destinée. C’était sur l’eau et il y sombra. Il ne pouvait pas mourir comme tout le monde. 

Eric Bhat Fakir ex-press

Eric.bhat@free.fr